Critique – Blue Velvet (1986)
Ivresse lucide
Quand j’ai un peu bu – ni trop ni trop peu, quelques verres –, la réalité s’amplifie. C’est au premier passage aux toilettes que je m’en aperçois. Debout, là, les pieds à dix heures dix, l’équilibre encore ferme mais plus aérien, je vois les murs. Je vois les murs. Comme je les vois jamais. La texture du papier peint est vibrante, tissée, en relief. Et si je décide alors de porter mon attention sur quoi que ce soit d’autre, mettons ce rouleau de PQ, là encore j’en mesure toute la matière, toute l’étrangeté. Et pour les soirées où il s’agit de pisser dehors, songez à ce que je perçois des arbres, de l’herbe, du vent.
Sous cette légère ivresse, quand je n’ai pas encore basculé, quand j’ai encore une sandale dans chaque monde, je perçois la réalité avec profondeur et lucidité. Et je perçois ces ondes inquiétantes qui rampent sous la surface de la matière. Je suis vivant, vivant, vivant.
Quand Jeffrey marche dans les rues nocturnes de Lumberton, je perçois l’étrangeté menaçante des arbres qui le surplombent. Sortez en ville de nuit, marchez. Ces branches traversées par la lumière artificielle de la ville, les avez-vous déjà observées suffisamment longtemps pour capter l’horreur qu’inspire le réel ?
Si je devais m’amuser à construire une définition de l’adjectif « lynchien », vaine activité à laquelle il se refuse lui-même – évidemment – mais que je pourrais m’autoriser, il est certain que cette ivresse lucide serait de la partie.
Une sandale dans chaque monde, c’est comme ça qu’est posé le trépied de sa caméra. Sous la surface de chacun de ses plans il y a cette chose rampante, ce hors-champ sonore, ce réel grouillant, ce sous-monde sur lequel est bâti le sur-monde.
Ironie
Ce mot, « ironie », j’en ferais bien un axe de pensée, tiens, un point de pivot incongru. D’où il sort ? Bonne question, ça, je me la suis moi-même posée. Je suis tombé dessus dans la critique de Jean-Sébastien Massart de Critikat. Je lisais ce papier ni fort déconnant ni fort passionnant. En sortie d’un texte d’une professionnelle banalité, une des dernières phrases attira mon attention :
« Le happy end de Blue Velvet n’a rien d’ironique, c’est – avec celui de Sailor & Lula – l’un des grands dénouements heureux de l’œuvre de David Lynch. Quand les merles reviendront et chanteront par milliers, l’amour l’aura emporté sur les forces du Mal. Blue Velvet est, en cela, un grand film au lyrisme naïf. »
J’étais réveillé de ma torpeur. Je fronçais les sourcils. Me voici en train de penser. Lyrisme naïf ? OK, Wild at Heart cité, dénouement heureux sincère. Lynch gentil. Qu’on s’entende, toutefois : il nous y aura fait croire, à cette séparation père-fils, dans Wild at Heart. Il nous aura bien laissé – et observé – en respirer l’air asphyxiant. Naïf, non, je crois pas ; il sait ce qu’il fait, le fumier. Mais question narration, allez, j’accorde le point, pas question de se laisser crever par terre : Sheryl Lee est là pour remettre Nicolas Cage sur la yellow brick road de la happy end. Une happy end consciente d’elle-même, mais pas « ironique », c’est certain.
Mais Blue Velvet « pas ironique »… en fait, mon esprit ne pouvait pas à ce stade s’empêcher de mettre des guillemets à « ironique ». Je ne comprenais pas d’où venait le terme. Lynch n’est pas un cynique désespéré, bien sûr qu’il n’est pas « ironique », mais en vérité la fin de Blue Velvet ne se raisonne même pas en ces termes, ce serait comme conclure la critique culinaire d’un tiramisu en affirmant que non, définitivement, il n’est pas salé. OK, mais que vient faire le sel dans la cosmogonie du tiramisu ? Pourquoi en parler ? Qu’est-ce que ça cache comme incompréhension, d’en parler ? Lyrisme naïf… le pompier souriant passant au ralenti sur son camion, le vignettage flou et l’aspect visuel « dreamy » de Lumberton de jour (mot que je reprends du scénario de Lynch), ces surjeux de mauvaise sitcom… vous ne percevez pas le ridicule de cette fin, Jean-Sébastien ?
Dénouement heureux ? Grand film au lyrisme naïf ?
En bref, cette critique me donnait une impression de s’offrir un trip thèse / antithèse toute seule dans sa tête, de se répondre à elle-même, sur un sujet qui n’est pas le sujet. Naïf ou pas naïf, ce n’est pas le sujet, on n’est pas dans un zoo.
Ensuite j’ai lu – toujours sur Critikat – la critique de Carole Milleliri. Si les mots de Jean-Sébastien m’avaient essentiellement fait avaler de l’air, en ponctuant parfois ces voluptueuses bouffées de respectueux froncements de sourcils, l’article de Carole fut par contre une réelle torture. Ça balance des mots dans tous les sens. C’est beaucoup trop désastreux pour être méticuleusement démonté, il y aurait trop de travail. Il y a quelque chose d’à la fois poétique et mystique dans cette capacité à être systématiquement à côté de la plaque, quand la plaque fait pourtant la taille d’un monde. Blue Velvet est le film le plus lisible et terre-à-terre de la planète, Carole. Faites un effort.
Ma lecture suivante m’apportait enfin une clé à cette étrange thèse / antithèse que portait Jean-Sébastien. Il s’agissait de la critique de Marcos Uzal pour les Cahiers. J’en cite un extrait :
« […] Lynch filme sans ironie. Il est très émouvant de voir un cinéaste regarder aussi clairement, sans second degré ou surplomb moralisateur, et dans un même mouvement, autant les recoins les plus pervers et sombres de l’humanité que ses parties les plus ingénues et lumineuses, comme les deux faces d’un même astre. »
Jean-Sébastien aurait-il trouvé le mot « ironie » ici ? Est-il en train de manier un concept à l’origine duquel il n’est pas et dont il a mal saisi les bordures ? Bien que toujours peu passionnante, la critique de Marcos est tout de même plus juste, plus ronde, et dans ce contexte particulier, oui, je comprends et j’entends l’usage de « sans ironie ».
Mais attention : quand je dis que c’est juste, je dis seulement que ça ne me fait pas hurler à la pleine lune. Ça ne signifie pas que ça me satisfasse. Les deux faces d’un même astre, la nuit et le jour, sans surplomb moralisateur, sans second degré, bon… Je veux bien vous suivre, Marcos, mais il faut aller plus loin. À vous lire, on croirait que Lynch traite le sous-monde et le sur-monde de la même manière, qu’il est une sorte d’observateur neutre. Disons… au moins, vous n’êtes pas hors sujet, Marcos, mais tout dans le sujet que vous êtes, vous n’y êtes pas. Il faut creuser un peu plus profond.
Lumberton de jour, c’est le Kansas monochrome. Maintenant, fonçons dans la tornade.
Nue sur la pelouse
Dans son billet « My problem with Blue Velvet » du 2 octobre 1986, Roger Ebert développe un angle d’attaque exotique et fascinant. Je connais cet article depuis quelque temps, et j’avais toujours eu une réaction de rejet à son endroit. J’ai décidé de m’y pencher à nouveau pour alimenter ces lignes.
Je vais essayer de résumer son point de vue, sans le travestir : les intentions de David Lynch ne sont ni suffisamment sérieuses ni suffisamment nobles pour justifier d’humilier Isabella Rossellini.
Ma réaction de rejet était de considérer cette objection comme irrecevable, puritaine.
En relisant ce papier aujourd’hui, j’ai produit un effort important pour prendre Roger au sérieux. Pourquoi ? Parce que dans un paragraphe il formule un reproche tout-à-fait entendable et légitime à ses confrères critiques ; puis, surtout, dans le paragraphe suivant :
« Is that all a movie is, style? Some critics think so. They argue that a movie isn’t about anything except itself. They approach “Blue Velvet” like some kind of clever intellectual puzzle in which the challenge is to find all of Lynch’s filmic references and neat little in-jokes. But wait a minute. There’s a woman standing naked on the lawn here. Has this movie earned the right to show her that way? »
Il y a cette phrase :
« There’s a woman standing naked on the lawn here. »
Et cette phrase est infiniment digne de mon respect. Cette phrase prend la matière au sérieux, et attend de l’auteur qu’il ne soit pas qu’un clown pervers qui s’amuse avec le pouvoir que le cinéma lui confère sur les corps.
Un film, ça ne pousse pas sur les arbres. Un type a écrit un scénario. Des gens se sont réunis sur un plateau. Il y avait des micros, des caméras. Il y avait des acteurs. There’s a woman standing naked on the lawn here. Bordel, oui, oui, oui !
Quand j’ai vu Police de Pialat, j’ai eu du mal avec la nudité de Sandrine Bonnaire. Ça ne faisait pas sens. J’avais pourtant adoré À nos amours, peut-être le plus grand film du bonhomme si j’exclus la Maison des Bois ; et en soi j’aime Police, ce n’est même pas la question. Je n’ai aucun problème avec le corps de Sandrine Bonnaire. Il est magnifique. Encore faut-il le… « mériter », earn the right to show her that way ? Ces plans de Bonnaire à poil dans l’appartement, je ne pouvais pas m’empêcher d’y voir un Pialat lubrique et gratuit, c’était plus fort que moi. Il y a eu un quelque chose d’ebertien dans ma réaction. Rien de bien grave, et Bonnaire est consentante après tout. Mais… pourquoi ce rôle, pourquoi ce traitement ? Pialat m’avait mis sur un chemin que je n’avais pas encore emprunté, j’avais enfin ce qu’il fallait pour entendre ce papier d’Ebert, le prendre au sérieux.
Un autre cas, facile celui-là, plus évident que Pialat, moins mature, plus adolescent, bien plus lubrique, c’est Jean-Claude Brisseau. Il est impossible de ne pas dialoguer avec lui à ce sujet. Je ne déteste pas son cinéma, loin de là… mais a-t-il gagné ce droit sur Lisa Heredia, sur Vanessa Paradis ?
Ce n’est pas du puritanisme. C’est prendre le réel au sérieux, c’est prendre les corps au sérieux. Et Roger Ebert, depuis sa tombe, attend qu’on le prenne lui aussi au sérieux et qu’on défende cette scène sur la pelouse, qu’on défende Lynch à qui il reproche au fond de mettre en images une lubie personnelle sans rien lui faire dire de bien noble ou de bien captivant.
Non, Roger, cette scène n’est pas gratuite. Non, Roger, David Lynch ne se fout pas de la gueule d’Isabella Rossellini juste pour la filmer à poil et faire le malin.
Comme vous, Roger, je suis tombé amoureux de Dorothy Vallens au moment où elle s’est mise à chanter. J’entends sa voix en écrivant ces mots. She woooooore bluuuuue… veeeelvet… Ce regard qu’elle lance vers le hors-champ, vers le public, ce regard qui fait basculer Jeffrey, le regard le plus intense et mystérieux du cinéma, ce regard m’a tapé très fort, Roger. Comme vous.
Et comme vous, Roger, dans l’appartement de Dorothy, ce plan sur ses lèvres rouges a achevé de m’attirer dans le sous-monde en me traînant par les boyaux.
Et comme vous, Roger, quand elle apparaît sur la pelouse de Jeffrey, j’ai envie de courir et la prendre dans mes bras. J’ai envie d’être doux avec elle, j’ai envie de la protéger. Si elle m’ordonne de l’humilier, je veux résister, je vaux mieux que Jeffrey. N’est-ce pas ?
Bordel, Roger ! Réveil !
Mike qui poursuit Jeffrey en voiture. Puis une bagarre à venir. Une con d’histoire d’ados dans un film d’ados. Une futile vibration du sur-monde.
Et d’un coup, en arrière-plan, Dorothy Vallens, nue, en sang, éclairée par la lune.
Le sous-monde est en train de percer la fine cloison du sur-monde, comme un nid de cafards finirait par traverser le papier peint moisi d’une maison de lotissement.
Plan rapproché sur Dorothy. Lumière crue, triviale, affreuse. Caméra en contrebas. L’obscurité du monde est banale et grossière, quand elle surgit elle s’impose et écrase tout parce qu’elle est vraie.
Est-ce un plan d’humiliation, Roger ? Ces rim lights à gauche et à droite, ce split clair-obscur sur le visage… oubliez une seconde la sous-exposition et le low key, ça vous distrait trop, regardez seulement le schéma. Est-ce qu’on éclaire comme ça quelqu’un qu’on humilie, est-ce qu’on le fait briller dans la nuit ? Et cette contreplongée, tout simplement, cette contreplongée qui vous écrase, niveau enfant de six ans de l’analyse d’un plan. Quand je vous dis que Lynch est lisible. Lisez, Roger ! Est-ce un plan d’humiliation ? Cette lumière glaciale sur Isabella Rossellini, cette peau terne et ensanglantée… Dorothy est réelle, belle, magnifique, elle est la grande prêtresse des ténèbres et de la chair. Elle n’est pas humiliée, elle est grandiose, terrifiante, au centre d’un vertigineux 2,35, on ne voit qu’elle.
Mike en frissonne de toute sa viande, le singe du sur-monde sent le danger du sous-monde. Il s’excuse et se casse. Il ne sait pas expliquer pourquoi, mais il sait que quelque chose qui le dépasse est en train de parasiter ce petit morceau de Lumberton, et il ne veut pas rester dans le coin. Tant pis pour Sandy, c’est pas si important. Foutons le camp très vite, le ciel se couvre, l’odeur du sang se répand dans la forêt.
Puis dans la maison de Jeffrey, champ sur Isabella Rossellini à vif, réelle, de chair et de sang, plus en contrôle de la situation qu’on ne le pense ; puis contrechamp sur la rivale de pacotille, sur Laura Dern, qui n’a aucune chance, dans sa robe de reine de promo, à qui Lynch demande le pire surjeu d’Hollywood. Lyrisme naïf, Jean-Sébastien ? Deux faces d’un même astre, Marcos Uzal, vraiment ?
Lynch n’est pas un type sérieux, Roger Ebert ?
Nos maisons aux pelouses tondues à trois millimètres et aux garages remplis d’outils de papas sont bâties sur la réalité grouillante du réel, nos villes étouffent mais n’éteindront jamais les pulsations du feu de la vie, du feu humain. On a construit des murs autour d’un lac noir et visqueux, mais le liquide traverse, s’infiltre. Qui peut prétendre n’en avoir jamais aperçu ne serait-ce qu’une goutte quelque part dans une rue ?
Faire du corps d’Isabella Rossellini la chose la plus belle et la plus terrible de Lumberton, ce n’est pas assez noble, Roger ?
Nous sommes au cœur de la tornade. Dorothy Vallens, c’est Oz en couleurs.
Moi moi moi
Moi, j’ai découvert Blue Velvet vers les 16 ans, au cinéma. C’était le cinéma de Saint-Avold, une ville aux dimensions lumbertoniennes. En VF, à l’époque, malheureusement, mais ça avait marché quand même. De toute façon on ne connaissait que ça. « Heineken c’est de la pisse », ça m’avait poursuivi, comme réplique. Allez savoir, je dois peut-être mes bons goûts en bière à Frank.
Un jour, très jeune, plus jeune que ça, petit, je marchais dans la rue avec ma mère. C’était le quartier où vivaient mes grands-parents, la « vieille ville » de Faulquemont. À la vieille ville, tout le monde se connaissait, à l’époque. Moi, j’étais le « petit fils du Léon ». La rue où on marchait, c’était celle qui monte vers la place de l’église en longeant celle-ci, devant chez mes grands-parents. Alors qu’on grimpait cette côte, un homme a surgi et l’a descendue. On l’a croisé. Un gars à la peau noire, ensanglanté, les yeux révulsés. Il boitait. On a continué notre chemin, on l’a pas aidé, on l’a pas approché. Je crois que ma mère m’a tiré le bras pour nous éloigner de lui. J’avais jamais vu cet homme. Et pourtant, dans cet état, à cette allure, il devait bien sortir de quelque part pas loin. Il n’a même pas prêté attention à nous, il ne marchait pas dans le même monde que nous. Passé le coin de la rue, passé l’église, je ne sais pas ce qu’il est devenu.
Ces églises, on a peut-être posé leurs dalles sur un sol meuble et putride. Je crois que c’est précisément pour ça qu’on les a mises là à la base.
A