Critique – Drive (2011) vs Hana-Bi (1997)
1.
Je sors de Drive, j’ai envie de faire la psychologie de Refn.
Je sors de Hana-Bi, j’ai envie de prendre ma fille dans mes bras.
2.
Mécaniques d’une critique de cinéma : je me scrute devant le film, indicateur positif ; je passe plus de temps à faire la psychologie de l’auteur que la mienne, alerte rouge.
Qui est vulnérable face à Hana-Bi ? Moi. Et Kitano ?
Qui est vulnérable face à Drive ? Refn.
3.
Céline me dit qu’il faut mettre sa peau sur la table. Il dit la vérité. Aussi, il ment. Il ne se déshabille que deux fois dans le Voyage au bout de la nuit. Deux moments de silence dans cinq cents pages de bruit. Durant ces deux brefs instants où il me fixe dans les yeux, on est tous les deux à poil, on tremble tous les deux de froid. Qui a gagné ce strip poker ? Il reste son slip à Ferdinand. Le grand auteur a toujours un vêtement d’avance sur toi.
4.
Les personnages mutiques, dead inside, qui ont perdu quelque chose, qui cherchent quelque chose, Refn a cette lubie depuis Fear X. Et Fear X, c’était à ça, à ça, d’être un bon film.
Quand Refn veut filmer l’absence dans Fear X, il a l’idée brillante de faire entrer le personnage dans cette chambre d’hôtel. On appréhende ce moment, on sait que ça va être horrible. Tout ce qu’a à faire Refn, c’est planter sa caméra là sur trépied, murmurer « moteur… action… », ne plus toucher à rien et me laisser ressentir profondément le vide.
Mais non ! Il faut qu’il y rafale des flashbacks. Pourquoi ? Parce qu’il se laisse distraire du sublime du présent par une érection intempestive face au passé. Refn ne contrôle pas ses érections, et c’est le problème numéro un de tout son cinéma. Pourquoi une érection ici ? Parce qu’il s’aperçoit que le vide, l’absence, qu’il était pourtant venu filmer, l’intéressent moins en tant que motifs qu’en tant que ce qu’ils produisent comme type de personnage. Vous avez vu son gros passé, à ce personnage ? Vous l’avez vu ? Vous l’avez vu ? Vous bandez comme moi ?
Pourtant, Fear X avait l’idée géniale de ces flashbacks diégétiques, de ces moments éprouvants où le personnage regarde en boucle la mort de sa femme sur une vidéo de surveillance. Quand on a eu cette idée-là, pourquoi partir ensuite la tête la première dans l’autodestruction du flashback pas cher ?
Ce n’est pas le seul travers narratif du film. Pourquoi, par exemple, en avoir fait une histoire bizarre de chasseurs de flics pourris ? Pourquoi ce bruit scénaristique ? Parce que Refn, voyez-vous, les guns c’est sa cosmogonie. Il n’a pas le choix. Il ne peut pas réaliser un film sur un sourd qui apprend le surf. Il a besoin de cet univers street & guns. Il peut se convaincre que c’est son folklore esthétique, mais ce qu’il suit c’est bien la direction pointée par ses érections. La femme du personnage ne pouvait pas avoir été simplement renversée par une voiture. Il fallait nécessairement une arme à feu, et il fallait donc une justification scénaristique pour le tir.
5.
Il y a Valhalla Rising, aussi. Je sais, c’est dur. On doit passer par là pour arriver à Drive.
Refn a grandi. Il a compris que les flashbacks et ouvrir sa bouche c’est mal.
Alors il a arrêté de le faire. Right, Anakin? Right?
Non, c’est un petit malin Refn, il s’est dit qu’il allait le faire en cachette et qu’on n’y verrait que du feu !
Mes flashbacks, si je les rends illisibles, que je les étalonne tout rouges, que je les cut à la tronçonneuse, alors c’est bon, non ?
Refn ! Refn, merde ! Tu le sais que c’est pas bien, tu le sais, sinon tu pratiquerais pas cette mutilation volontaire que tu penses être de l’élégance. Tu le sais, et tu le fais quand même. Qu’est-ce qui tourne pas rond chez toi ?
Et vous savez ce qu’il m’a répondu ? Mais dans Hana-Bi y a des flashbacks !
T’es vraiment un petit malin, Refn. Sois patient, on va y venir. On va t’expliquer pourquoi Hana-Bi te met mille vitesses. T’inquiète pas.
Moi, là, je veux continuer à parler de Mads Mikkelsen qui tire la gueule en éclatant des têtes avec des cailloux.
L’idée esthétique de ce spectre me plaît, d’ailleurs l’expérience sensorielle du voyage sur le Styx est le grand moment du film. One-Eye ne prononce pas un mot sauf une fois au chalet, il traverse le film comme un neutrino traverse la matière. Du moins c’est la prétention affichée de Refn.
Qu’on le fasse causer une fois, juste une fois, à travers un type qui a perdu la tête et qui jure que One-Eye parle, ça me suffisait. J’étais très OK avec ça. Je trouvais même le truc intéressant. Mais à partir du moment où le gamin devient officiellement l’interprète de One-Eye, la bouche de One-Eye, je pose la question : on se fout de qui ? Tu croyais que ça allait pas se voir, Refn ? Mais tu peux vraiment pas t’empêcher, hein ? Tu fais parler un putain de personnage muet. Tu pouvais pas t’en empêcher. Je le redemande : qu’est-ce qui tourne pas rond ?
Ce qui me fait vraiment rire, c’est quand on a décidé que le personnage parlait pas, mais que merde, quand même, il a une vie physique avec des galères purement logistiques. À un moment, il amène une épée, on lui demande « Où t’as trouvé ça fdp ? » Et là, vous voyez dans ses yeux : « Merde, on me parle, putain, on me pose une question simple, le réalisateur m’a dit que je dois pas parler, comment je vais faire pour répondre à cet acteur. » Et vous le voyez timidement montrer avec les yeux, comme un con.
Si le personnage est un spectre au-dessus du récit, ne le mets pas dans ces situations ridicules. Est-ce que le Christ fait la vaisselle ? Réfléchis. Choisis ce que tu veux. Ce personnage biblique, méta-récit, qui les amène en enfer alors que le scénario promettait la Terre Sainte, qui marche vers son destin et emporte tout autour de lui dans son abysse en dépit de toutes lois de la physique ou de la narration, ça me plaît. Si tu me fais une promesse formelle, aie la décence de la tenir.
Il ne peut pas s’empêcher de remplir un personnage de fourrage narratif, il ne peut empêcher l’autodestruction esthétique, parce qu’encore une fois il est guidé par ses érections. Il a beau se réveiller un matin avec l’idée d’un personnage-symbole, d’un spectre, au fur et à mesure de l’écriture il doit expliciter son passé. Il ne peut pas s’en empêcher, c’est un bandeur.
6.
Il y a des flashbacks, dans Hana-Bi. Oui, Refn.
Ils parlent de quoi ?
Ces flashbacks sont-ils vraiment l’événement matriciel de la mort intérieure de Nishi (Beat Takeshi) ?
Regardez bien la construction de ce film.
Cet événement, vécu encore et encore, frontalement, en flashbacks, par Nishi, est pourtant l’origine de la mort intérieure de Horibe (Ren Ōsugi). Pas celle de Nishi.
Nishi et sa femme Miyuki(Kayoko Kishimoto) sont morts, dead inside, le jour où leur fille est morte.
Et la mort de leur fille, est mentionnée explicitement une fois. Pas deux, pas trois. Elle est balancée à l’arrache, entre deux phrases, dans une voiture, au début du film, et on n’en parle plus jamais. Et pourtant on en parle ! On ne fait qu’en parler, tout le long, avec la voix du cinématographe. Les flashbacks, c’est pas Nishi, c’est Horibe, c’est peut-être Takeshi Kitano lui-même qui s’écartèle entre tous les personnages, qui met sa peau sur la table, qui brouille les pistes et les entrecroise par pudeur. Ce qui est filmé, c’est l’absence de leur fille. Ce qui vous prend par les tripes, vous coupe la respiration, c’est l’absence de leur fille. Sonner la cloche dans ce temple, c’est l’absence de leur fille.
La peinture ne fait que repousser la mort, rembourser les yakuzas ne fait que repousser la mort. On allume la mèche mais il n’y a plus de feu d’artifice à attendre, on déclenche le retardateur mais il n’y a plus de photo à prendre. L’absence est omniprésente. Aucun flashback ne peut remplir de vie des corps morts.
Voilà à quoi ressemble l’élégance, Refn. Voilà à quoi ressemblent la décence et le génie. Ses flashbacks, Kitano, il ne les peint pas en rouge, on n’a pas besoin de grimer ce qui est à sa place. Ils sont une couche de sa construction. Une construction aussi sophistiquée que lisible, une construction en langage cinéma qui articule clairement. Voilà, Refn, comment, par les formes, on peut parler la gueule fermée.
Et là, vous savez ce que m’a répondu Refn ? Mais y a pas de flashbacks, dans Drive !
7.
Petit malin !
Nous y voilà.
Non, il n’y a pas de flashbacks dans Drive ? Ou tu as juste trouvé une façon encore plus futée d’en faire en cachette ?
Dans le bar, quand Ryan Gosling menace violemment un type pour la première fois, c’est pas un flashback ? Convainquez-vous que ce n’en est pas un si ça ne vous empêche pas de dormir la nuit. De là où, moi, je regarde, c’est une intrusion soudaine du passé dans le présent, diégétique certes, mais dont le blablabla est exactement le même que les flashbacks monochromes de Valhalla Rising : « ce gars, on sait pas exactement son passé, mais il a un passé ; un gros passé, un gros gros passé. »
Eh ! Je suis aussi capable d’érections, après tout, et je ne boude pas mon plaisir quand il y a matière. Cet échange brutal dans le bar, j’étais OK avec ça. Ça m’a plu. Ça m’a surpris, je ne m’y attendais pas. Mais c’était tout. Stop ! Il n’y avait besoin de rien de plus pour rendre ce personnage préoccupant. On avait notre weirdo trouble et puissant, ça faisait date dans le cinéma. Toute surenchère ne pouvait être qu’autodestruction.
Mais Refn ne peut pas s’arrêter. Quand sa bite pointe à bâbord, il barre à bâbord, même quand la boussole du bon sens indique de garder le cap. De là, toutes les surenchères deviennent possibles si elles lui apparaissent comme élégantes et pas si mal faites à travers sa cataracte. La scène dans l’ascenseur devient indispensable. Scène stupide de bandeur de « je protège les femmes » où Refn se met ridiculement à poil sans rien me demander en échange. La lumière qui se focalise sur les deux personnages, c’était beau dans Bleeder, c’était même le meilleur plan de Bleeder. Ici, ce n’est que Refn qui remonte son ressort avant de laisser éclater ce qu’il croit être un moment fort. Toute l’étrangeté du personnage de Gosling n’était en fait qu’un artifice cosmétique prétexte à bander sur son passé et sa puissance.
Et la femme, faible, terrifiée par tant de virilité, qui est amoureuse mais qui ne peut supporter la réalité de la violence du monde et du sang sur ces mains qui pourraient toucher ses petits seins blancs tout doux. Holala, j’entends l’envolée des violons au loin.
Nishi ne cache pas la violence à sa femme. Quand un imbécile lui reproche d’arroser les fleurs, il le fracasse devant elle. Il massacre des yakuzas tout autour d’elle. Elle n’en a rien à foutre, ce n’est même pas un sujet, Kitano est au-dessus de ces considérations narratives d’adolescent. Elle et Nishi sont à égalité face à leur vide intérieur, il n’est pas juste là pour la protéger comme une fleur fragile, comme une femme. Elle est une mère, il est un père, pas de sacrifice héroïque, pas de glorification virile, plus rien n’a de sens, ils partagent la même horreur et vont mourir ensemble après une brève parenthèse, arrachée dans la violence, contre nature, à arroser des fleurs fanées. Leur suicide me coupe le souffle à chaque fois que je revois le film, la jeune fille au cerf-volant, ce plan sur la mer et ces deux coups de feu, rien qu’y repenser pour écrire ces lignes me noue le ventre.
Ryan Gosling, j’en ai rien à secouer de son sort.
8.
Chez Kitano, rapport morbide au rire. Les rires complices de Miyuki et Nishi sont la chose la plus triste et glaçante du monde.
9.
Chez Kitano, l’art ne te sauve pas. On a l’air con avec un béret.
10.
SUICIDE
11.
CINÉMA vs cinématographe.
A