Critique – Furiosa (2024)

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Anya Taylor-Joy, insupportable, poseuse, suceuse d’énergie. C’est Miller qui la dirige comme ça ? Il est obsédé par son regard, il la laisse absorber toute dynamique et tout mouvement de chaque plan de son visage, il réhausse l’exposition de ses yeux en post-production, il la laisse faire sa pub, jouer ses mêmes lèvres pincées et son même evil look monolithique du début à la fin. Son personnage est inorganique, photographique, pictural. On a rendu Furiosa absente physiquement de son propre film, sans vie, sans corps, sans énergie. En voulant créer une mythologie, Miller se retrouve à construire un album d’images, un storyboard animé, une collection de plans bien pensés, bien composés, des plans de petit malin, des plans de directeur de la photographie.


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Quand Miller veut créer une mythologie, il se retrouve à filmer un biopic. Un biopic a tous les problèmes d’un biopic : la vastitude temporelle du récit étire l’action, rien-à-branlise les enjeux, les dilue.

Furiosa me fait réaliser qu’une des raisons pour lesquelles Fury Road fonctionne, c’est par la simplicité de ses enjeux, leur concentration, leur non-dilution : Furiosa détourne un camion, Max rejoint l’équipée, Joe les poursuit, et vous avez deux heures d’action frénétique autour de cette même action, d’un seul mouvement. La narration ne s’éparpille pas, l’unité temporelle est frontale, le rythme sait ce qu’il a à faire.

En empilant les séquences narratives distinctes, les ellipses, Furiosa te sort des enjeux, des personnages, de la vie. Ce type que Furiosa rejoint, ce genre de sous-Max histoire de dire qu’on a pas mis Max mais on a un Max quand même, j’ai même plus son nom en tête… ah, si, Jack, voilà. Qui s’en fout, de Jack ?


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Pour Furiosa, c’était une bande dessinée que tu voulais, pas un film, Miller. Tu t’es trompé de médium.


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Les séquences d’action, considérées isolément, brillent. La poursuite du camion par la horde volante, en tant que redite de Fury Road, ça fonctionne parce que ça fait ce que ça sait faire. Ça fourmille de génie de rythme, de découpage, d’effets. Même la construction macro du combat est ingénieuse, pensée comme un puzzle. Mais eh, c’est une redite. Encore des storyboards astucieux, on connaît. Je pense, moi, surtout, à la bataille à la Bullet Farm, qui est la scène d’action la plus intéressante du film, parce qu’elle n’est pas une redite de Fury Road, en tout cas dans ses premières minutes, avant que ça vire au gros boom boom, juste avant les plans de poseuse contre la grille quand Furiosa se couvre du lance-flammes. Dans ces quelques minutes, l’action est beaucoup plus serrée, tendue, c’est une fusillade, chaque coup de feu fait exploser la violence du monde ; ces quelques instants, c’est une lointaine fragrance de la glaciale noirceur formelle qu’on a perdue depuis le tout premier Mad Max. Un peu comme lors du prologue quand la mère de Furiosa poursuit les ravisseurs dans le désert : pas d’armées, pas de planeurs, pas d’explosions dans tous les sens, pas de saturation sensorielle, juste trois personnes qui se pourchassent en moto dans le sable et s’entretuent avec des armes à feu. S’il y avait une piste d’action à explorer pour Furiosa, c’était ça, c’était resserrer le budget, resserrer l’action, resserrer le grandiose, filmer de la poussière, de la viande, de la sueur, et des coups de feu. Le reste, le boom boom, c’était déjà fait.

Je note en les revoyant sur le moment que pour des plans de petit malin, la composition n’est pas si passionnante. Caméra stabilisée derrière l’épaule droite d’un acteur droitier, ligne directrice sur le canon du fusil, on suit l’action pas à pas pour immerger le spectateur… bon, c’est composé comme un POV de jeu-vidéo, je baille.


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La séquence de la capture de Furiosa et Jack par Dementus est ma préférée. Notamment le plan des motards qui tournent en rond dans le désert, l’errance psychologique de Dementus. Je veux, ici, reprocher à Miller d’une part de ne pas faire suffisamment durer ce passage, ce cercle, ces motards, ces plans sur la poussière, et d’autre part de ne pas appuyer suffisamment sur l’absurdité de cette séquence. En vérité, ces deux reproches n’en sont qu’un, car ne pas avoir fait durer ce moment en réduit l’absurdité, réduit le lien formel entre la psyché de Dementus et sa manifestation matérielle dans le cercle des motards.

Ces moments hallucinatoires, quasi-psychédéliques, ces expériences sensorielles, c’est ce que Furiosa aurait dû bien plus creuser.

Ce plan final de la séquence sur le bras arraché de Furiosa, magnifique, glacial, il suffisait à lui seul à couper une heure de dialogues imbéciles et de regards cartoonesques de Taylor-Joy pour exprimer en une image toute la sauvagerie du personnage, le rendre profondément terrifiant.


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Dans sa lubie de ne pas refaire Fury Road, sans pour autant virer franchement de bord, pour des raisons qui sont les siennes ou non, Miller fabrique un film bâtard, déchiré entre être Fury Road et ne pas être Fury Road. En conséquence, quand il est Fury Road, il est un Fury Road inférieur, déjà vu, dilué, étalé sur une tartine trop longue. Quand il n’est pas Fury Road, il est… qui sait ? Perdu, errant, étiré, plus tout à fait lui-même, traversant le néant sans se faire remarquer, se déplaçant caché, sautant d’un dialogue inutile à un paysage plan large, apeuré, « contemplatif », se tenant loin de la noirceur de ses origines, se tenant loin du désespoir du désert, se tenant loin de la matière humaine, incapable de prendre des partis, déguisé, étouffé, suffoquant, faisant semblant de ne pas être Fury Road, en manque d’oxygène, avant de vite, vite, vite redevenir le Fury Road dont il est condamné à ne jamais s’affranchir.

La saga Mad Max, depuis son troisième épisode, depuis qu’elle a ouvert la boîte de Pandore de la saga grand public, porte en elle la malédiction du film familial, les limites du film familial. Tant que ça explose, tant que ça met en scène avec génie, tant que ça révolutionne le film d’action, ça fait illusion, on s’oublie, on se laisse faire. Quand ça veut se donner l’air d’être autre chose, ça révèle tout le vide de ses entrailles.


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Borgne au pays des aveugles, taillé pour se donner des airs de film malin. Café servi avec deux sucres au lieu de trois passe pour un grand cru d’exception auprès des habitués de Starbucks.


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Vu en édition Tinted Black & Chrome. La version Black & Chrome était supérieure pour Fury Road, je n’avais pas peur de découvrir Furiosa en noir et blanc.

Après la fin du film, j’ai fait une comparaison rapide avec la version couleur, j’ai bobiné quelques séquences, et pas de regret : les mêmes orange et bleu saturés de l’affiche du début à la fin, le même dessin animé, et surtout beaucoup moins de matière, de poussière, de grain. Je crois que les quelques séquences que j’ai aimées, citées plus haut, auraient pu ne pas autant m’intéresser en couleur. Dieu seul sait à quoi aurait ressemblé cette critique si je n’avais pas eu la chance de le découvrir en N&B, peut-être le seul vecteur par lequel je n’ai pas totalement détesté le film.

Les premières minutes m’ont toutefois terrorisé. L’effet tinted de la forêt était dégueulasse, ce vert désaturé et ces fruits oranges, je voulais mourir, j’étais prêt à passer à la version couleur. Y a donc pas d’âge pour le mauvais goût, Miller. Heureusement, cet abus de saturation sélective devient rapidement anecdotique. Réellement bien senti dans les fumigènes, notamment l’explosion rouge de la première rencontre avec un war boy. Un peu plus rien à foutre quand il s’agit de cette con de graine ou des vêtements de Dementus, ou de bleuir la nuit. Amusez-vous à chercher du sens et des motifs à ces colorations, représentation de la vie blablabla, à mes yeux ça reste du semi-aléatoire intuitif dont on se passerait largement la plupart du temps. Même Sin City a mieux maîtrisé cet effet. Tous les Miller sont pas égaux devant la saturation sélective. Il fallait s’en tenir aux fumées, comme l’avait fait l’ami Kuro dans High and Low, faut croire qu’il y a que ça qui marche.


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Dementus, hanté par Humungus, hanté par Han Solo, hanté par Negan.

Au fond de ce gars, je voulais voir le non-sens, le néant, je voulais me plonger dans ses yeux et tomber dans l’abysse, me noyer dans un liquide visqueux noirâtre que j’aurais préféré ne jamais avoir touché.

Ou peut-être que je ne voulais jamais voir le fond de ce gars, seulement en deviner l’odeur. Son ours en peluche disait tout.

Je ne voulais pas y voir, en tout cas, de rationalisation, de moralisation, de dialogues interminables.

Acteur beaucoup trop à l’aise, en roue libre. Foutons ce personnage à la poubelle à jamais.

Facile à trouver, cette capture d’écran. Ce dialogue infernal est tellement long, j’avais qu’à faire un gros clic vers la fin, j’étais sûr de tomber dessus.


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Anya Taylor-Joy, à un moment, apparaît épaule dénudée. Je me suis fait la réflexion : tiens, les personnages ont de la peau.


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En décrétant que dans l’imaginaire de ses personnages il n’existe que trois endroits au monde, Miller veut figer sa cosmogonie dans le temps et l’espace, ses villes, ses factions, rendre sa Terre du Milieu facile à manœuvrer. En faisant ça, il réduit la taille du monde. L’infini devient fini, le chaos devient ordre, l’illogique devient logique, le passionnant devient chiant.

Il le décrète par l’imaginaire diégétique de ses personnages parce qu’il ne peut pas prouver lui-même cette vérité à l’échelle d’une planète. Il le ferait s’il le pouvait.

Rends-moi l’espace, rends-moi le temps, rends-moi l’infini.


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J’aime mes Max et mes Furiosa comme j’aime mes héros : quand ils font partie du problème. Doit-on rappeler que dans Mad Max, autrefois, il y avait Mad ?

J’aime pas les victimes, les pas-moi, les hors-du-monde. Je peux pas blairer Gizmo et son petit regard arrogant de merde sur les autres Mogwaïs quand il refuse le poulet.

Vous me direz : mon goût c’est mon goût. Mais mon gros problème c’est la blague du méchant qui dit « You’re like me » pendant le plus long et idiot dialogue de l’Histoire pour se donner des airs d’ambiguïté morale. Suffit pas de me le dire, moi je vérifie, je déconne pas avec ça. Comment ça elle est comme lui ? Où, quand, comment ? Qu’est-ce que vous racontez ? Elle torture des mamans sur des bûchers ? Arrêtez. C’est une héroïne, qui en branle le moins possible, qui se souille pas, jamais, pas une fois au chalet, pas de tentation, pas d’écart, pure comme l’air, concentrée sur sa forêt et sa vengeance. Et non, une vengeance ça compte pas, faire pousser un arbre dans un mec c’est pas tordu quand c’est pour une vengeance, une vengeance dans une salle de cinéma c’est moralement justifié, ça se compromet pas, c’est le moment où la foule veut du sang, c’est le moment où la foule approuve. Mel Gibson forçait un mec à se trancher la jambe, c’est bon, j’en fais pas des caisses, il vengeait sa femme et son fils d’un monde complètement dingue qui finissait par l’emporter dans l’abysse.

Si l’abysse c’est vraiment ce qu’on me vend, alors je veux une Furiosa aussi profondément et tragiquement humaine que tous les autres violents dégénérés qui peuplent ce désert. Non, je veux une Furiosa pire qu’eux, une Furiosa qui au moins une fois écœure les spectateurs, la Furiosa sauvage qu’on me dit avoir vu mais qui n’avait que de la gueule quand elle se tenait devant moi. J’emmerde Gizmo et son petit air de merde. Je veux une Mad Furiosa.


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Dementus fait torturer la mère de Furiosa sur un bûcher, tiens, c’est vrai. Je lui en ai cherché d’autres, des exemples d’immoralités, à ce mec, histoire de charger mon propos. Je n’en ai pas trouvé. C’est tout ce qu’il fait d’à peu près tordu. Le reste du temps, il ne fait que s’agiter, danser, chanter, faire le clown. Il attaque des villes, des convois, des trucs de barbu post-apo’, des trucs inorganiques, mais jamais il ne te rendra pâle en te faisant te dire « oh putain mais quel grand malade je vais vomir. »

Sa seule immoralité, le seul petit craquage chocolat, faire cramer une nana pour trouver une terre d’abondance – ce qui en soi serait même presque débattable, mais allez admettons l’immoralité –, ce petit truc, ce rien du tout, même ça Miller l’y a forcé, contre son gré, contre sa nature de gentil méchant, parce que le scénario réclamait une vengeance, parce qu’il fallait un first blood matriciel. Le strict minimum, mais quand même, quelqu’un devait bien se salir les mains.

Alors ce coup du « You’re like me », arrêtez, c’est ridicule.


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Ce plan de la mère sur le bûcher, regardez-moi ça ! Composition dynamique, parfaite, technique. Regardez ces beaux masques radiaux, comme ce traitement est subtil. Y avait toute une équipe, là, au cadrage, à l’étalonnage. Quels artisans, quels photographes !

C’est ça, un climax cinématographique ? Une carte postale ?

Un plan photographique est toujours final. Définitif. Le flux de la vie s’y échoue brutalement, c’est une impasse.

Furiosa ne vous fera jamais prononcer cette phrase : « Ah ! moi, la séquence qui m’a marqué, c’est… »

Furiosa construit une iconographie, vous ne vous souviendrez que d’images. Le cinéma n’est pas son médium.

Il faut bien du mouvement à l’écran, pas le choix, cette saloperie de caméra capte la vie. Mais la vie ne nous intéresse pas. Alors comment conjurer cette malédiction interne de l’outil ? Utilisons le mouvement pour traîner le film d’un nœud terminal à un autre, tronçonnons la vie pour l’étouffer. L’avant n’est qu’une autoroute tracée vers un arrêt sans après.

« Mais si ! Y a des séquences marquantes ! Attends… si, si, la scène avec la vieille dans la caverne, avec les cadavres, les asticots sur le bras de Furiosa ! »

C’est pas une image, ça ? Vous êtes sûrs ? Quoi, parce que ça bouge un peu ? Parce qu’il y a un champ-contrechamp, quelques lignes de dialogue, un riff de guitare ? OK, bon, c’est un gif avec du son. Furiosa sort de cette caverne aussi vite que le film l’y a bourrée, cette caverne est une image « choc », une image de petit malin, un « voyez comme ce monde est sombre » enfoncé au burin. Furiosa n’a rien vécu dans cette caverne, comme elle n’a rien vécu avec sa mère. Cette caverne n’a ni avant ni après. Ce n’est qu’une image, un plan animé, il n’y a aucune cinématographie. Il n’y a aucune substance.


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La mère sur le bûcher, je crois que c’est à peu près à ce moment qu’on apprend que c’est sa mère. On n’en sait trop rien avant, il me semble. On peut s’en douter mais ça pourrait aussi bien être sa sœur ou sa voisine. Mon point, c’est qu’on n’a aucune idée de leur relation, de ce qu’elles ont vécu ensemble, de l’énergie humaine qui les lie. Le film me jette leur relation dans les pattes. C’est rationnellement et explicitement, pour des raisons narratives, qu’on me révèle qu’elle est sa mère, pour que mon cerveau résolve l’équation mathématique « Ah oui c’est sa mère, c’est pas cool, Dementus méchant, Furiosa colère. » Mon cerveau accepte l’astuce scénaristique ; image suivante. Mon ventre, lui, crie famine. Je ne ressens rien. Il n’y a que du scénario. Il n’y a aucune substance.


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Qu’on soit d’accord : je n’ai aucun problème avec le fait que Furiosa soit une vertueuse héroïne. Je ne lui demande rien, elle ne me doit rien. Je demande juste au film de ne pas prétendre qu’elle est autre chose qu’une banale héroïne. J’en ai marre de la mode des sympathiques personnages familiaux faussement troubles, des Joker, des The Batman. Ils seraient moralement ambigus juste parce qu’ils sont « violents », parce que l’ingénieur son pousse un peu les basses sur leurs coups de poing et que le monteur les passe en vitesse 1,2× ?

Dans toutes ces origin stories super-héroïques, genre d’escalade friquée du biopic, on nous sert toujours la même soupe : un titre éponyme idolâtre ; entre deux et trois heures de « personnage complexe », de « personnage sombre », de constructivisme pas cher ; un pied-bot dans le néo-noir, une grosse botte dans le supér-héros. Un personnage mythifié par la masturbation biblique de toute une équipe son et lumière, un être supérieur qui mène les peuples.

Vous aurez une scène iconographique où une foule marche derrière le héros, toujours.

Que Furiosa s’assume comme la petite fille sous couverture qu’elle est, indomptable, sauvage, et qu’on n’essaie pas de me la faire passer pour ambiguë ou pervertie par quoi que ce soit venu d’un monde javellisé par une Alexa 65. Malhonnêteté, pauvreté morale, mon laser rouge est pointé sur votre front ; au moindre mouvement, je châtie.


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J’ai lu quelqu’un de goût confesser le péché d’avoir vu le film en VF. Et malgré ça il l’a aimé. Ça me fait réfléchir. Est-ce que ça aurait changé grand-chose, si j’avais vu ce film en VF ? Non, c’est vrai, peut-être pas. Pourquoi ? Peut-être parce que tout y est déjà tellement inorganique, hors du corps, de la chair, qu’on n’est probablement pas à un doublage près. Tout sonne déjà studio en anglais.

De ces dialogues trop longs, stupides, vides, qui diluent tout, tout le temps, tout le long du film, je ne retiens que la voix d’Immortan Joe, vibrante, réussie. Je peux toucher sa présence. Le reste, ça n’a pas d’âme, vous pouvez bien les doubler, je m’en fous.


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Film de carte postale, poseur, qui perd tout son cinéma dès qu’il s’agit de filmer autre chose que d’agiles storyboards avec des types qui courent sur des camions en feu.

Film qui appelait à être un Mad Max 1,5, noir, errant, brutal, absurde, brûlant, taciturne, serré, charnel, des petits engins, des flingues, des étendues de sable.


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