Qu’est-ce qu’une bonne photo ?
1.
Ça, c’est une bonne photo.
L’horizon n’est pas droit. Les yeux sont à six kilomètres des tiers.
Alors à quoi servent les règles ? Elles permettent aux médiocres d’avoir quelque chose à dire quand ils souhaitent donner leur avis non sollicité sur une photo. Une image devient l’occasion pour une checklist technique : horizon droit ; focus sur le « sujet » ; flash déporté et surtout pas frontal ; espace négatif dans le sens du regard ; lignes directrices vers le « sujet ».
Les tiers ? J’avoue entendre un peu moins parler des tiers, à force qu’une autre race de médiocres rafale sur YouTube qu’on s’en fout de la règle des tiers. Ces vendeurs de PDF, suceurs d’algos, inventeront toujours des hommes de paille à abattre, des barrières imaginaires pour le débutant. Ils diront d’abord : « Toi, débutant, tout le monde te dit que la règle des tiers est importante. » Ils enchaîneront : « Toi, débutant, tu n’as pas besoin de ces règles. »
Cet argument est réversible. Le sens dans lequel il est exécuté ne dépend que de la méta actuelle. À force d’entendre les médiocres répéter que la règle des tiers n’est pas importante, parce que cette pauvre bête a été un temps l’ennemi numéro un, la détester deviendra le sens commun, et demain les médiocres diront l’inverse : « Tout le monde a oublié la règle des tiers, voici comment elle peut améliorer tes photos. » Ce cycle ne s’arrêtera jamais.
Un autre exemple réversible : « Toi débutant, tout le monde te dit qu’un photographe doit shooter en mode Manuel. Tu peux faire des bonnes photos en mode Auto. » Et le jour où la mode est inversée, en tout cas la perception qu’ils en ont ou la perception qu’ils souhaitent fabriquer, ils disent « Voici comment le mode Manuel peut faire de toi un meilleur photographe. »
Il s’agit toujours de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis d’un sens commun – réel ou imaginaire – pour être le prophète qui apporte la vraie vérité, émoustiller les algos de YT, et devenir une autorité pour l’amateur qui aura le sentiment d’apprendre quelque chose qui le distinguera des autres.
Suivront des vidéos nulles sur le triangle d’exposition et les lignes directrices, on vous dira juste ce qu’il faut pour que vous ayez l’impression d’avoir appris quelque chose d’important et fondamental. Vous aurez peut-être quelques mauvaises analyses de leurs mauvaises photos. Ils s’arrêteront à ce niveau, dans tous les cas. D’une part parce qu’ils n’en savent pas beaucoup plus, et d’autre part parce que certains d’entre eux ont des formations à vendre. Ceux-là… les approches pédagogiques de leurs contenus gratuits sont suspectes par essence.
À propos de ces règles, je mets dans le même sac de fruits pourris celui qui dit qu’on s’en fout et celui qui dit que c’est important. Ces arguments réversibles instrumentalisent des concepts géométriques qui n’ont rien demandé à personne. C’est comme ça qu’on vend des formations depuis toujours, c’est comme ça qu’on formatte des artistes. On poursuit le facile à saisir, pour fuir éternellement l’insaisissable. C’est un non-sujet, un cache-misère. On affronte des moulins à vent. On court derrière ce genre de chimères quand on stagne dans sa fange. On y entraîne les autres. J’en ai déjà vu un se demander pourquoi telle photo d’Alex Webb n’était pas tout à fait droite, réfléchissant très dur dans sa tête, puis disant « nan mais il a dû faire exprès pour appuyer tel mouvement tel truc blablabla ». C’est vous dire l’indécence.
Je vais vous dire la vérité sur les règles.
On ne part pas d’une règle pour créer une bonne photo. On part d’une bonne photo, et on y trouve parfois, par hasard, des « règles ».
Ça peut m’arriver, en post-prod’, de faire les choses à l’envers, mais ce n’est jamais bon signe. À ce titre, la règle des tiers, c’est pas la pire. Statistiquement, ça lui arrive souvent d’être une pas si mauvaise voie sur une photo. Quand je suis sur le traitement d’un reportage, que pour une raison outre-esthétique, une raison de reportage, je dois produire au moins une photo de telle ou telle scène mais qu’il n’y en a aucune d’inspirante, je vais sélectionner la relativement moins nulle et essayer de la faire fonctionner artificiellement. Une voie, pour ça, ce sera d’essayer de faire tourner un vague nœud d’énergie, mettons des yeux, autour d’une ligne des tiers. C’est mon pansement rapide pour rendre livrable une photo pas folle, je le fais sans plaisir, elle ne fera pas date dans l’histoire de l’art, on passe à la suivante.
C’est déjà beaucoup moins vrai pour cette histoire d’horizon droit. Laissez-moi vous dire un truc : l’horizon droit a 1 chance sur 360 d’être le bon angle pour un cadrage. Il n’est jamais arrivé une seule fois sur Terre une situation où une photo était bonne parce que son horizon était droit. C’est éventuellement une conséquence mais jamais la cause. Si une bonne photo se réveille un matin avec l’horizon droit, c’est parce que ses lignes, ses énergies demandaient un alignement tel que que la bulle s’est par hasard trouvée au milieu du niveau. Vous avez sans doute fait cette photo chiante, méditative, avec l’horizon de l’océan sur le tiers bas, les nuages sur le tiers haut, apaisante, droite. Ou je ne sais quelle autre nature morte architecturale psychopathe d’un immeuble bleu sur fond bleu. Oui, oui, bon, allez-y, foutez l’horizon droit sur cette photo si vous la voulez tant que ça en fond d’écran Windows, c’est sûrement ce qu’elle demande, qu’est-ce que voulez que je vous dise.
Je répète à toutes les grigris géométriques en photo ce que je viens de dire à l’horizon droit : éventuellement une conséquence, jamais la cause.
Prendre une photo, c’est cette scène dans les films de combat aérien, où le pilote de chasse doit chercher un alignement très précis des grilles sur son moniteur avant d’appuyer sur le bouton rouge avec son pouce. Prendre une photo, c’est le même procédé : tu tournes, tu montes, tu descends, tu te baisses, tu inclines, tu cherches, et à un moment, à un moment, ton œil hurle ON TARGET. Tous les putains de chakras sont alignés, tu prends une décharge de ki dans l’objectif, over 9000, tu SENS l’énergie à son point culminant, le moindre millimètre de décalage et tout retombe, c’est là que tu SHOOTES.
Tant que tu y es, dégage de ton œilleton ou ton écran toutes les « aides » visuelles qui vont te distraire : règle des tiers, nombre d’or, niveau, dégage ces merdes. Shoote avec ton œil. Si un cadrage exige une règle des tiers, t’inquiète pas, ton œil te la livrera. Au moins, tu ne forceras pas sa présence dans une photo où elle n’a pas sa place.
Mais ça existe, pourtant, les tiers, Fibonacci, et tout le merdier.
Oui, ça existe.
Pour des raisons mystiques, l’œil a une tendance à porter son attention sur les tiers, parfois plus que sur le centre.
Pour des raisons mystiques, l’œil a une tendance à suivre les spirales.
Pour des raisons mystiques, l’œil a une tendance à suivre des lignes directrices.
Ces raisons mystiques sont probablement des résidus de l’évolution. Allez savoir si la spirale n’est pas un motif de recherche visuelle plus efficace quand on veut trouver des mûres rouges dans des ronces vertes. L’évolution, vous y trouvez même les raisons mystiques derrière notre perception des couleurs, derrière par exemple notre nuancier énorme de verts.
Ces raisons sont mystiques. Que leurs fonctions primaires soient encore d’actualité ou pas dans un monde moderne en béton qui a évolué plus vite que l’homo sapiens, on s’en fout. J’y connais rien. La vérité c’est qu’elles sont là, et qu’elles constituent notre œil. Donc oui, elles ont leur mot à dire dans notre lecture d’une image.
Mais c’est toujours la mûre qu’on cherche. Ça sert à rien de dessiner des spirales partout si c’est pour bouffer des feuilles. Si t’as trouvé une mûre en plein centre du buisson, et pas sur les tiers, mais merde ! Bouffe la mûre !
Tu m’as compris ?
Une bonne photo, c’est deux bidules congruents :
– l’énergie, le feu – la mûre ;
– la direction de cette énergie droit vers les boyaux de la personne qui voit la photo.
Le feu, c’est le feu. Le feu, c’est tout en photo.
Une bonne photo c’est un coup de poing, par sa composition elle dirige le feu ardent droit vers ton bide.
Le feu pas très bien composé, c’est une grande photo qui aurait pu être encore plus grande si on avait pu mieux la cadrer. On ne peut pas toujours, c’est la vie. Mais une « composition parfaite », sans feu, c’est une photo de merde. En shootant le feu, vous shootez la vie, vous shootez le vrai. Sans feu, vous shootez la mort, vous shootez le néant, vous shootez le faux. Le feu, c’est tout.
Entendez-moi : la composition guide l’énergie. S’il n’y a pas d’énergie, tu peux te satisfaire autant que tu veux d’astucieuses lignes de fuite, de tiers, d’horizons droits, de nombre d’or et d’associations de couleurs, tu guides du vide ! C’est une carte postale de merde !
Quand vous cadrez, c’est ce feu que vous cherchez, et quand vous l’avez trouvé, vous avez le temps que vous avez – parfois long, parfois une fraction de seconde – pour le composer aussi puissamment que possible avant qu’il disparaisse du cadre.
Vous partez du feu et vous lui construisez une composition sur mesure. Vous ne faites jamais l’inverse. Vous ne fabriquez pas une composition de petit malin en attendant désespérément qu’il s’y passe quelque chose. Tu m’as bien entendu, Cartier-Bresson : ton vélo qui passe devant l’escalier est chiant comme la lune, je m’endors devant cette photo infernale.
Ricanez pas. Au moins, HCB attendu qu’il se passe un truc, dans son con d’escalier. La plupart d’entre vous se seraient satisfaits de l’escalier sans le vélo, tas de singes.
Conscientiser la composition est un frein. Conscientiser, intellectualiser, est l’ennemi de la virtuosité.
Ça ne veut pas dire qu’il ne faut rien connaître à rien. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas étudier l’image. Je ne vous donne pas une excuse pour être des branleurs et ne rien lire, n’aller dans aucun musée, ne regarder aucun film. L’œil s’éduque. Si je vous sors de la jungle où vous avez grandi, vous homo sapiens naïf n’ayant jamais vu aucune image de sa vie, et que je vous montre la macro d’un papillon jaune sur une fleur violette, vous trouverez cette photo sublime, vous aurez les larmes aux yeux. Parce que vous ne savez pas que cette image de merde est vue et revue, qu’elle est chiante, qu’on en a marre, qu’il faut avancer. Il n’y a aucun vrai dans cette photo, aucune énergie, mais vous n’en savez rien, vous êtes naïf, vous avez grandi dans la jungle, c’est la première image que vous voyez, vous n’avez aucun contexte. Votre œil se fera juste injecter un shoot de dopamine par les jolies couleurs et vous serez content. Gardez cet œil inéduqué toute votre vie, par complaisance et confort, et vous serez un médiocre parmi d’autres, en retard en art de plusieurs millénaires sur son temps.
Soyez de grands théoriciens, soyez de grands techniciens. Poncez les sujets. Métabolisez le savoir. Mais sur le terrain ou en post-prod’, quand tu crées, c’est Kansei Migatte, t’as compris ! C’est pas le moment d’intellectualiser quoi que ce soit. Ton cerveau ferme bien sa grande bouche, y a pas d’histogramme équilibré ou je ne sais quelle connerie, c’est ton œil qui travaille.
Attention ! Le cinéma et la photographie ne sont pas le même médium.
Combien de fois a-t-on entendu « le cinéma c’est 24 photographies par secondes » ? Bon… blablabla… Faut avancer.
Le cinéma c’est pas 24 photos de Paolo Roversi par seconde, non.
Ce plan de Hana-Bi est magnifique parce que je sais les énergies hors-champ qui le traversent. Je le situe dans la temporalité du film, je sais ce que les personnages ont vécu pour en arriver là, et je sais ce qui va arriver ensuite. Je suis moi-même parcouru d’énergies, je suis rempli de ce dialogue d’une heure et demi avec le film. Au cinéma, le feu n’est pas contenu tout entier dans le cadre d’une image prise à la volée. Une « capture d’écran » ne restituera jamais toute entière la puissance d’un plan de cinéma ; ou, si on y parvient, si avoir arrêté le film, avoir amputé ce plan de son avant et de son après, ne change rien à son énergie, alors c’était une carte postale à la con, c’était un plan de petit malin, c’était un papillon jaune sur une fleur violette, c’était tout ce que vous voulez sauf du cinéma.
Étudier des Henri Alekan et autres directeurs de la photographie inspirants ne vous fera pas de mal. Vous serez de meilleurs techniciens. Mieux vaut avoir cette connaissance que ne pas l’avoir. Je vous demande d’être de meilleurs techniciens. Mais c’est tout ce que vous serez, des techniciens.
Une photographie n’est pas du cinéma. Elle est auto-contenue. Sa puissance, son champ et son hors-champ, et même son avant et son après, tiennent dans un cadre unique de 15 par 10cm.
Si une photographie n’est pas auto-contenue, si sa puissance dépend du lien personnel que vous avez elle, d’un souvenir, alors sa place est sur votre frigo. N’y voyez rien de négatif : mes photos préférées sont sur mon frigo. Vous y trouverez une photo de ma femme sur ce voilier ce jour-là. Vous verrez une photo de Gwenn et Charlène en train de danser cette nuit-là dans cette vieille maison en bord de mer. Vous ne verrez ces photos nulle part ailleurs que sur mon frigo. Vous ne les trouverez pas aussi bonnes que je les trouve bonnes.
Le contexte donne du souffle à une image. Pensez au texte. Prenons une de mes propres photos en exemple. Je vous la montre deux fois, observez la légende.
Voyez comme le texte modifie la perception de l’image.
Autre exemple, une seule image cette fois :
Le texte reproduit d’une certaine façon le mécanisme de la photo de frigo, il donne du contexte à une image. Plutôt que tirer de l’énergie d’un souvenir personnel, ici l’image puise dans une ontologie émotionnelle commune. Dans les limites de l’éthique journalistique – que je viole évidemment ici avec ces légendes mensongères – rien n’interdit de le faire. On donne un titre à une peinture ou un film, pourquoi pas une photo ? Tout ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’un boîtier n’est pas un clavier. Quand on a un appareil photo entre les mains, c’est une photo qu’on prend. Vous devez tout faire, dès la prise de vue, puis à la post-production, pour que votre photo soit une explosion en tant que photo. Tout ce qui accompagnera la photo, que ce soit un titre, un article, d’autres photos, tout cela vient éventuellement après. C’est un artifice externe à la photographie, une sur-structure, un exosquelette, ce n’est pas la photographie. Ça peut gonfler l’effet engendré par une photo, mais ça ne pose pas une fesse dans les critères qui déterminent si une photo, en tant que photo, en tant que produit de son médium et spécifiquement son médium, est bonne ou non.
2.
Ne vous contentez pas de peu.
Shootez la vie, pas le néant.
Dirigez l’énergie comme un judoka.
La critique de votre travail, soit elle est prononcée dans une langue qui n’est pas la vôtre et vous n’en avez donc rien à foutre, soit elle vous a fait mal et a donc tapé juste.
À un moment… peut-être pas tout de suite… à un moment… vous saurez quand, vous aurez une légère intuition, soyez à l’écoute de votre corps, ce sera un fugace frisson, un faible sentiment de puissance… à ce moment… vous ignorerez poliment les conseils des autres et ferez votre truc. On verra bien. Au pire, vous êtes un gros nul. Un chimpanzé avec un appareil photo. Et après ? Un horizon droit n’y aurait rien changé. Faites votre truc.
A